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Jacques Gaillard: «Grâce à BHL, on a gagné trente ans»

Propos recueillis par Bernard Quiriny

Jacques Gaillard - Photo de Thierry Gachon Deux ans après l’affaire BHL, Jean-Baptiste Botul refait parler de lui: voici donc sa correspondance (avec lui-même!), une trentaine de lettres commentées par un spécialiste, le philologue Jacques Gaillard.
Entretien avec ce botulien émérite.


C’était il y a tout juste deux ans, en février 2010: au détour d’une page du nouveau livre de Bernard-Henri Lévy, La guerre en philosophie, petit texte tiré d’une conférence et censé marquer son grand retour à la philosophie, le lecteur découvrait au milieu d’un développement sur Kant une référence à un certain… Botul. Botul? Las! Comme tout le monde (ou presque) le savait, l’inénarrable Jean-Baptiste Botul est un canular, inventé principalement par Frédéric Pagès et Jacques Gaillard, et décliné en livres (La vie sexuelle d’Emmanuel Kant en 1995, Landru, précurseur du féminisme en 2001, etc.), revue (Les Cahiers de l’enclume, trois numéros parus), association (les «Amis de Botul», où l’on retrouve Hervé Le Tellier, Emmanuel Brouillard, Ali Magoudi, Jean-Hugues Lime…), site internet et même prix littéraire (le prix Botul, décerné chaque année à un membre de son propre jury)! Une bourde monumentale qui a rendu célèbre cet écrivain imaginaire, lequel ne faisait jusqu’alors les délices que d’un public d’initiés. Voici donc un nouveau tome de son œuvre fictive: Du trou au tout, une trentaine de lettres envoyées à lui-même en 1939 et 1940. Où l’on en apprend davantage sur sa vie, en découvrant qu’il a suivi de près la carrière de Sartre, et où l’on médite sur la question du «trou», dont l’importance philosophique n’était jamais apparue sous cet angle. Botul la creuse (c’est le cas de le dire) après avoir entendu deux anglophones discuter de «holism» dans un troquet de Saint-Germain-des-Prés, et avoir confondu avec «hole»… Et si on allait au fond des choses? Explications avec Jacques Gaillard, maître d’œuvre de cette édition et botulien de la première heure.

Quelle est l’importance de cette correspondance à soi-même pour la connaissance de la pensée botulienne?

Couverture Du trou au tout - Éditions La DécouverteFondamentale. Nous sommes au cœur du «solipsisme épistolaire» de Botul, repliement original du moi pensant sur le moi pensé, autant dire à l'endroit précis où la règle du je implique la fin du moi (toujours difficile). On sous-estime généralement l'importance qu'a eue la correspondance entre philosophes avant l'invention d'internet: essayez d'évaluer le budget en timbres-postes de Sartre et Beauvoir, par exemple, d'après les Lettres au Castor et les Lettres à Sartre, et vous comprendrez. Sans compter les enveloppes. Pour Botul, «s'écrire», c'est «écrire», mais de façon réfléchie. Le stade du miroir postal, en quelque sorte. Aussi bien, la publication de cette correspondance était, en ces temps de crise financière, une impérieuse nécessité. On y découvre toute la complexité d'une pensée en train de se faire, au lieu d'avoir tout bêtement le produit fini sous forme de traité. C'est donc mieux qu'Aristote et Spinoza, plus vivant, plus gai. Et on peut la lire par petits bouts, entre deux stations de métro ou entre deux marées si on habite au bord de la mer. De toute façon, comme Botul s'est refusé à écrire des traités philosophiques, on n'a pas trop le choix: si l'on veut entrer de plain-pied dans sa pensée, cette correspondance est un raccourci vertigineux.

Les autres liasses de lettres découvertes dans son armoire seront-elles publiées un jour?

C'est un travail de Titan, et les Titans sont rares, de nos jours. Tout est possible, pour le reste, faut voir.

Les lettres vont de novembre 1939 à mars 1940. Quelle place la guerre y occupe-t-elle?

On oublie trop souvent qu'avant de gagner ou de perdre les guerres, il a fallu les vivre. Botul n'a pas très bien réussi la première guerre mondiale (il était jeune et inexpérimenté), il aborde la suivante (qui, pour lui est la troisième, ndlr) avec beaucoup de calme et de maturité. Il sait où se procurer des poireaux et des œufs frais. Il a vu venir le conflit et le passage de la Métaphysique du mou à la méditation sur le trou le montre clairement: en 1938, avec Munich, on est dans le mou, en 1939, avec la Drôle de guerre, on est dans le trou.

On découvre grâce à ces lettres un étonnant compagnonnage philosophique avec Sartre. De son côté, quel regard Sartre portait-il sur Botul?

Couverture de La Métaphysique du mou - Éditions Les mille et une nuitsLes photos montrent clairement que Sartre a toujours gardé un œil sur Botul. Le gauche. Au début, il méprise le pauvre audois timide qui survit en faisant le nègre des futurs philosophes mondains; mais il écoute ce qu'il dit, et s'en nourrit discrètement. De son côté, Botul est, au début, assez agacé par les mœurs dépravées de Sartre, son dandysme, ses grosses lunettes et sa petite taille. Mais ils ont en commun le goût de la phénoménologie, et peut-être Simone de Beauvoir, mais juste un peu. Pour le reste, l'histoire de la pensée montre qu'en général, quand une idée est bonne, plusieurs génies l'ont en même temps: c'est vrai pour l'invention du téléphone, c'est vrai aussi pour l'ontologie du trou. Pour mémoire, pendant que ces deux génies se penchaient sur le trou, Camus jouait au football.

Quels furent les rapports de Botul avec André Gide, qu’on croise ici et là dans les lettres?

Les rapports entre Gide et Botul furent, semble-t-il, exclusivement épistolaires. Ils n'étaient pas du même monde, ils n'avaient pas les mêmes goûts, et Gide a eu le prix Nobel.



De nombreux thèmes philosophiques traversent cette correspondance, mais le principal est celui du trou. Peut-on dire que Botul est l’un des premiers à l’avoir ainsi exploré? Faut-il voir dans ce thème une arrière-pensée propice à une interprétation freudienne?


En effet, je ne vois pas de précédent à l'exploration du trou par les philosophes. Platon n'en parle pas, ni Descartes, ni Kant, mais il n'y a pas non plus de physique du trou jusqu'à l'astrophysique des trous noirs. À l'inverse de Dieu, on fait comme s'il n'existait pas. Après tout, le trou n'est ni un concept, ni une chose, il n'a ni forme, ni matière, il est donc aussi difficile à définir qu'à manipuler. Et en matière de trous, Freud est une solution de facilité.

La confusion par Botul sur le sens du mot anglais «holism», qui a donné un coup d’accélérateur à son travail, est-elle vraiment due au hasard?

Comme le dit un fameux botulème: «Le hasard est peut-être artiste, mais il n'est pas chef d'orchestre».

Couverture de La vie sexuelle d'Emmanuel Kant - Éditions Les mille et une nuitsLe gruyère a-t-il été un élément décisif dans cette affaire?

Le gruyère est une fausse piste. L'emmental, au contraire, revêt une fonction paradigmatique forte dans les premières observations de Botul. Passer du non-trou au trou, c'est un grand pas, et, en tout cas, une bonne chose de faite.

Deux ans après, l’irruption de Bernard-Henri Lévy dans le débat a-t-elle eu des effets sur la notoriété de la pensée botulienne?

De nombreux analystes pensent que le botulisme aurait fait son petit bonhomme de chemin sans cette épiphanie. Mais grâce à BHL, on a gagné trente ans. Pour certains botuliens nés juste après la guerre, c'est appréciable. Merci Bernard!

Pensez-vous que l’œuvre de Botul devrait être méditée par les candidats à la présidentielle? Botul est-il «récupérable»?

Botul aimait les gens, il méprisait l'argent, il avait lu La Princesse de Clèves et il adorait les fromages à pâte cuite. On ne voit pas par qui il pourrait être récupéré.

Du trou au tout (correspondance à moi-même, tome I), de Jean-Baptiste Botul, éditions de La Découverte, 140 p., 12 €.

Photo : Thierry Gachon