Botul, Le Tellier et les prix littéraires
Que le premier qui n'a pas rêvé d’un succès littéraire lui lance la première pierre! Que les jaloux ravalent leur jalousie! Que les envieux rangent leur calculette! Ravis, nous assistons depuis l’automne 2020 à l'apothéose de l’ami Hervé, botulien des premières heures, c'est-à-dire dès 1996, pour ceux qui ont raté le début. À l'époque, il déployait ses talents sur France Culture aux «Papous dans la tête», ainsi qu’à l'Oulipo. Ces jeux littéraires ne lui suffisant plus, il décrocha vers le roman et la confession autobiographique. Le succès fut d'estime, comme pour lui signifier qu'on ne quitte pas facilement la tunique de champion oulipique. «L'Anomalie» garde l'esprit de cette austère coterie mais de façon subliminale. Le romanesque ne s’y laisse pas bouffer par la Contrainte. Résultat: le grand public est au rendez-vous, ce qui suppose une belle entente avec l’éditeur et le labour obstiné du champ littéraire parisien. Hervé ne recula devant aucun sacrifice: cocktails assommants, petits fours rassis, champagne tiède et déjeuners interminables avec des attachées de presse. Candidat au Goncourt, puis finaliste, puis lauréat est un métier qui demande patience et persévérance. Bravo l'artiste!
Tout cela n’est pas fait pour apaiser le spectre de Botul, défenseur intransigeant de la tradition orale, auteur de ce botulème sans compromis: «Point d’écrit! Zéro prix!» Je suis sûr que cette injonction tourmente chaque nuit le sommeil d’Hervé. «Et alors quoi?», comme dit l’ami Jacques Gaillard, qui ne fut pas excommunié pour son prix Renaudot de l’essai en 1996. Revenons donc aux fondamentaux du botulisme: le Socrate des Hautes Corbières s’est expliqué sur les prix dans un pneumatique à Simone de Beauvoir qui le pressait d’écrire un livre de philosophie «épais, obscur, plein de termes allemands pour faire plus sérieux». A quoi JBB lui répondit: «Sartre est un graphomane. Un livre de Sartre qui paraît, c’est une forêt qui brûle. Ecrire? Pas question. Si j'écris, j'aurai du succès. Si j'ai du succès, je serai célèbre. Si je suis célèbre, mon nom sera donné à des lycées, des collèges, des squares, des maisons de retraite, des centres nautiques.»
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Et c’est ce qui est arrivé à Hervé… Il n’a pas fait attention. Il nettoyait son clavier et le coup est parti. Il visait au maximum les 10000 exemplaires vendus et le voici en route vers le million. On raconte que des admiratrices dorment désormais sur son palier.
Telle est la rançon de la gloire. Les prix littéraires – en France à peu près un par jour est décerné – sont le dernier maillon d’une chaine qu’on appelle «littérature», qui est plus qu’une industrie: une religion. Les belles-lettres ont leurs temples (librairies, bibliothèques), leur clergé (critiques littéraires, éditeurs, académiciens), leurs saints (les «grands auteurs»), leurs textes sacrés (les «classiques»), leurs grand’ messes (foires, salons du livre) et leurs rituels (rentrées littéraires, remises des prix).
Dans ce tumulte, l’effacement de Botul fut salutaire. Un geste de survie! Disons-le: il fut le seul athée de la culture moderne, ne croyant ni en la Littérature ni en l’Auteur, avec majuscules s’il vous plait. N’a-t-il pas déclaré sur le divan de la psychanalyste Marie Bonaparte, lors d’une séance éclair (1’ 23’’): «Je ne crois pas que la littérature puisse sauver quiconque, pour la simple raison que personne ne peut être sauvé»? Hervé Le Tellier pense la même chose, j’en suis sûr, mais il est tenu par le devoir de réserve. Non, il n’a pas trahi la cause botulienne. En fait, il se marre, il n’angoisse même pas pour son prochain roman où tout le monde l’attend, il n’a pas l’intention de déménager à New York ou d’acheter une Tesla S. Ceux et celles qui l’ont vu et entendu lors du salon Botul distancié du 11 février peuvent en témoigner.
Nous le mettons quand même en garde pour la suite de sa carrière. Comme le disait Botul: «Un moment d’inattention et on a le prix Nobel.»
Frédéric Pagès (le 3/3/2021)