Heidegger et le bricolage
Une enquête inédite
de Christian Béthune & Gérard Frugier
Episode 2 : CUVETTE (SCHÜSSEL)
Le samedi 14 mars 1925, Jean-Baptiste Botul, de retour de Lairière dans son prototype De Dion-Bouton Torpédo, retrouvait ses amis du Teestube [salon de thé]. Heidegger avait obtenu un poste de professeur à l’Université de Marbourg (Marburg) et venait bricoler à Tübingen pour se détendre et oublier ses soucis domestiques. Marié depuis 2915 jours, il échappait, dès que l’occasion se présentait, à la tyrannie de son épouse Elfride, ainsi qu’à ses chaussettes de laine et à ses redoutables caleçons en laine de lapin angora, dont Martin s’empressait de se débarrasser lorsqu’il s’éloignait du foyer conjugal. Martin entreprit de changer la cuvette des Toiletten qui fuyait.
C’est entouré de Jean-Baptiste et de Gudrun portant la lampe à pétrole qu’il commença le démontage de la cuvette. Il commentait l’avancée de ses travaux tandis que Jean-Baptiste corrigeait son allemand en lui prodiguant des conseils qui ne sont pas tombés dans l’oreille d’un sourd. Les notes de Gudrun, un temps agacée par la rumeur de liaison entre Jean-Baptiste et Lou Andreas-Salomé, nous ont permis de retranscrire ce dialogue. Botul intervint à deux niveaux : un recadrage sémantique botulien des propos de Martin (R.S.B.) suivi d’un commentaire philosophique botulien (C.P.B). Il pouvait traiter plusieurs sujets de front.
Martin posa son sac de dépannage en cuir (Reparaturtasche aus Leder) au pied de la cuvette et se glissa dans l’encoignure des murs. Il scruta méticuleusement le dispositif évacuateur, dominant la luminosité vacillante de la lampe à pétrole. Son attention se concentra sur son objectif.
Martin : – Ce n’est qu’en passant par-delà l’utilisable dans la préoccupation que l’être-au-monde* parvient à mettre au jour l’étant qui n’est plus que là-devant.
R.S.B. : – Je passe derrière la chasse d’eau pour fermer l’arrivée d’eau.
C.P.B. : – Il serait plus aisé d’alimenter le Teestube par une ligne électrique. Un interrupteur dévoilerait la lumière, mais ce dévoilement serait une mise en demeure de comparaître.
Le regard acéré de Martin saisit la situation. Il ferma l’arrivée d’eau.
Martin : – L’endommagement de l’utile ne se ramène pas à une simple transformation de la chose, il ne fait pas uniquement survenir une mutation de propriétés chez un étant là-devant.
R.S.B. : – Il va falloir désolidariser la chasse d’eau de la cuvette.
Commentaire botulien : – Nous devons nous astreindre à partir effectivement de ce dont l’origine doit être montrée de l’œuvre de l’art. Nous devons posséder un préconcept de ce dont nous nous en enquérons de l’origine. Nous devons être au clair sur le chemin qui conduit de l’œuvre de l’art à l’origine de l’art. Ou alors quoi ?1
Martin était plié en deux, la joue droite écrasée sur le couvercle de la cuvette. Son bras droit inventoria à l’aveugle son sac en cuir. Il fit passer une clef de sa main droite à sa main gauche, puis la présenta sur l’écrou qui raccordait le tuyau à la chasse d’eau. Il fit deux tentatives infructueuses pour desserrer l’écrou et se rendit à l’évidence.
Martin : – Mais le commerce qu’instaure la préoccupation ne se heurte pas seulement à ce qui ne marche plus là-même où il y avait chaque fois déjà un utilisable, il lui arrive aussi de trouver que quelque chose manque, non pas que quelque chose n’est pas « maniable » mais qu’il n’y a « pas moyen de mettre la main dessus ». La constatation d’une absence de ce genre, en faisant buter sur du non-utilisable, dévoile encore l’utilisable dans un certain être seulement-là-devant*.2
R.S.B. : – Le plombier m’a pourtant assuré que cette clef de 17 pouvait débloquer l’écrou de l’arrivée d’eau. Mais c’est un modèle ancien hors-norme et il me faut une clef de 18 pour en venir à bout. Ma clef de 17 utile en temps normal ne me sert à rien aujourd’hui. Je n’ai pas pensé à prendre une clef de 18. J’ai bien deux clefs à molette, mais il n’y a pas moyen de mettre la main dessus. Je suis bien ennuyé.
Commentaire botulien : – Nous devons nécessairement être sûrs que nous nous projetons sur une œuvre de l’art, et non pas un quelconque produit. Nous devons nécessairement savoir d’emblée en quoi consiste l’essence de toute œuvre qui est rencontre préméditée avec la matière et confrontation avec elle en tant que matériau.3
Martin : – L’utilisable se signale à l’attention en se faisant non-utilisable dans le mode de l’importunance. Plus ce qui manque est d’un usage urgent et plus proprement il se rencontre en son inutilisabilité, d’autant plus. Paradoxalement, l’utilisable devient importun au point qu’il semble perdre le caractère de l’utilisabilité. Il se révèle comme un étant qui n’est plus que là-devant, qui, en l’absence de ce qui fait défaut, devient impossible à éliminer. Rester en plan, désemparé, dévoile, en mode déficient d’une préoccupation, le n’être-plus-que-là-devant d’un utilisable.
R.S.B. : – C’est le problème de la province : on ne trouve rien. À Berlin, je n’aurais pas perdu mon temps à essayer de desserrer cet écrou.
Commentaire botulien : – Dans la voie de l’analytique du Dasein, la vie doit-être écartée au profit de l’existence4, mais c’est une fatalité du Dasein que de privilégier l’Étant, que de pousser toujours plus loin les privilèges qu’il accorde à l’Étant. L’immédiateté de l’Étant vient importuner le Dasein. Tu n’as toujours pas la bonne clef et alors quoi ?
Renonçant provisoirement au desserrage de l’écrou, Martin effectua une rotation autour de la cuvette et reprit ses investigations avec sa main gauche. Il attrapa une pochette de joints en caoutchouc noir. Sa main experte jaugea les rondelles de caoutchouc. Il passa et repassa en revue tous les joints de la pochette. Déçu par ses investigations, il rejeta vers la fenêtre la pochette inutile.
Martin : – Dans le commerce avec le monde en préoccupation peut se rencontrer du non-utilisable, non seulement au sens de ce qui ne marche plus ou de ce qui fait purement et simplement défaut, mais encore un non-utilisable qui ne fait justement pas défaut et n’est justement pas en panne mais qui, pour la préoccupation, se met « en travers de la route ». Ce vers quoi la préoccupation ne peut se tourner, ce pour quoi elle « n’a pas le temps » est non utilisable à la manière de ce qui n’est pas à sa place, de ce qui reste en souffrance. Ce non-utilisable dérange et fait voir la récalcitrance de ce dont il faut se préoccuper toutes affaires cessantes. Avec cette récalcitrance s’annonce, d’une nouvelle manière, l’être-là-devant de l’utilisable comme l’être de ce qui est toujours là à attendre et réclame que son cas soit réglé.
R.S.B. : – J’aurai dû me méfier de cette quincaillière alsacienne. Elle m’a refilé des joints qui n’ont pas la bonne dimension. Je ne peux rien en faire. Elle ne voudra rien savoir, j’ai déjà payé. De toute façon, à cette heure, la quincaillerie est fermée. Quelle poisse ! (Was für ein Unglück !)
Commentaire botulien : – C’est en maîtrisant la surprenance, l’importunance et la récalcitrance qu’on parvient à la bravitude, parfois la plupart du temps.
Martin médita un court instant sur la formule botulienne dont il admira en connaisseur l’efficace concision, puis il se mit sur le dos et se glissa sous la chasse d’eau, la jambe gauche enroulée autour de la cuvette. Il versa le contenu de son sac en cuir devant son œil droit. Ce qu’il découvrit lui redonna du courage. Ses automatismes d’expert reprirent le contrôle du démontage.
Martin : – Les modes de la surprenance, de l’importunance et de la récalcitrance ont pour fonction d’amener le caractère de l’être-là-devant à émerger à même l’utilisable.
R.S.B. : – Tout n’est pas perdu. Je viens de retrouver ma vieille clef à molette avec un assortiment de joints. Le boulon me résiste. Donnerwetter, je n’avais pas vu que c’était un pas à gauche. J’espère que je n’ai pas foiré le filetage. Si près du but.
Commentaire botulien : – L’essence du Dasein se manifeste dans son existence, mais se résout-elle à cette seule existence ou alors quoi ?
Constatant que le pas de vis avait foiré, Botul s’exclama en son for intérieur, en français et pourtant mezza voce :
– Décidément la plomberie est un chemin qui ne mène nulle part, c’est bien là le souci.
Martin aurait compris : – L’ontologie est un chemin qui ne mène nulle part (Holzweg), c’est bien là le souci. Ce quiproquo amorça chez le philosophe allemand ses analyses sur l’être de l’Étant (qui ne sont pas de la tarte). Au passage, sous l’appellation Holzwege, le philosophe allemand piquait à Botul l’idée de chemin qui ne mène nulle part, la seule originalité d’Heidegger est, en l’occurrence, d’avoir utilisé le pluriel (Holzwege).5
(à suivre)
ф
Lexique heideggérien
Leçon 1
Dasein : manière d'être spécifique de l'être humain, confronté à la possibilité constante de sa mort, et qui, tout en étant enfermé dans sa solitude, « est toujours au monde », auprès des choses. Etant : « Les hommes aussi, ainsi que les choses produites par
l'homme, et les effets et circonstances résultant de l'effet de l’activité humaine, tout cela fait partie de l'étant. »
(citation de M.H )
ETRE-AU-MONDE : voir Dasein
LA-DEVANT : voir Dasein
(à suivre)
1 Encore une thèse énoncée en passant par Botul dont Heidegger fera son miel lorsqu’il écrira Der Ursprung des Kunstwerke (L’origine de l’œuvre d’art).
* Pour les mots en italiques, voir le Lexique à la fin.
3 Voir note précédente.
4 Il est possible que Gudrun n’ait pas relevé, mais Botul a probablement prononcé ek-sistence.
5 Dans la forêt, il y a des chemins qui le plus souvent se perdent soudain recouverts d’herbe dans le non frayé on les appelle Hozlwege (Martin Heidegger épigraphe de Holzwege, Les chemins qui ne mènent nulle part, traduction Wolfgang Brokmeir, Gallimard.).