Heidegger et le bricolage
Une enquête inédite de Christian Béthune & Gérard Frugier
Episode 1 : GUDRUN
Comment et pourquoi Botul apprit l’allemand/ Comment il rencontra Gudrun/
Ce que Heidegger doit à Botul.
Ceux qui ont fait allemand première langue savent que ce n’est pas le langage de la banalité Il faut avoir la patience d’attendre que le locuteur achève sa proposition subordonnée par la pièce maîtresse, le verbe, pour comprendre ce qu’il raconte. L’auditeur a le temps de réfléchir. Il est ainsi naturellement incité à ne pas parler pour ne rien dire. L’allemand est en fait le vecteur naturel de l’expression de la philosophie. C’est la Formule 1 de la pensée écrite, les noms sont balisés par des majuscules pour éviter les turbulences de la réflexion. Ce constat conduisit Botul en Allemagne pour étudier in situ cette langue qui allait repousser les barrières de l’expression de son génie. Ayant fait le tour des mathématiques, il avait en effet entrepris de se consacrer à la philosophie.
Jean-Baptiste maîtrisa rapidement tous les dialectes allemands. Il développa pour chaque idiome une virtuosité de locuteur natif. Dès septembre 1913, à son premier séjour linguistique, il prit pension dans un Gasthof de Tübingen1, près du Neckar, en passant ses après-midis dans le Teestube voisin. Le service était assuré par un jeune étudiant en philosophie, Martin Heidegger, qui avait trouvé en ces lieux une Studententätigkeit.
Botul ayant brûlé la majeure partie de ses écrits en 1937, les événements fondateurs qui suivent seraient tombés dans l’oubli s’il n’avait été l’amant secret de Gudrun, la jeune caissière du salon de thé. Leur liaison resta clandestine jusqu’au samedi 24 mai 1919. De 1896 à 1903, les premières années de Martin s’écoulèrent entre une gouvernante schleswigeoise, une cuisinière frisonne et un valet mecklembourgeois. Perturbé par les différents dialectes de la domesticité, il baragouinait un allemand très approximatif. Chaque soir, après avoir cerclé un dernier tonneau1, son père tentait de compenser ses lacunes en allemand par la lecture d’un verset de l’évangile selon Marc et d’un chapitre du traité sur l’art de fabriquer les tonneaux datant du XIIIe siècle. Ce conflit linguistique laissa des séquelles durables chez le jeune Martin. Il mélangeait l’allemand moderne avec le moyen haut allemand.
Botul avait trouvé chez Martin Heidegger une oreille attentive à ses fulgurants traits de génie. Martin poursuivit de front des études de mathématiques, physique, chimie (pour satisfaire ses parents) et de philosophie. Ses entretiens avec Jean-Baptiste lui dévoilèrent sa préférence pour la philosophie contre la théologie. Il renonça à la prêtrise.
La fréquentation assidue de Botul au salon de thé en fit un personnage familier, transparent aux yeux de la clientèle de passage. Il put observer à sa guise le comportement des touristes français devant le présentoir des pâtisseries. Deux catégories s’imposèrent à sa curiosité : les méfiants qui ne prenaient qu’un gâteau et les aventuriers qui en prenaient deux. Pointant du doigt la pâtisserie convoitée, ils annonçaient das, ein ou das, zwei selon leur caractère. On peut constater que l’enseignement de l’allemand en France n’a jamais été très performant. Botul, grâce à ce cas pratique finement observé, tenait là la base de la dialectique élastique : le monde se meut alternativement entre deux polarités à la fois complémentaires, contradictoires et cumulatives entre lesquelles il ne cesse d’osciller, le das, ein et le das, zwei. Il en fit part à Martin. Heidegger s’appropria l’idée et la mit en gestation dans sa mémoire.
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(à suivre)